Lire un vase grec : le peintre des Niobides, le cratère éponyme

  Lorsque l'on arpente les musées, on a tendance à se diriger spontanément vers les "chefs-d’œuvre", quitte à manquer d'autres objets tout aussi beaux. C'est le cas au musée du Louvre de la galerie Campana, neuf salles en enfilade qui abritent près de 4 000 vases grecs et italiques. Cette impressionnante collection acquise par l'empereur Napoléon III a fait l'objet d'une exposition il y a cinq ans (https://youtu.be/BiES-SEFGEc). Bien que l'accrochage a été considérablement modernisé depuis l'ouverture de cette galerie, le visiteur peut toujours ressentir un sentiment de vertige à la vue de cette impressionnante collection. Je propose de mettre à l'honneur ce corpus avec un objet en particulier : le cratère des Niobides.

 Avant d'aborder la céramique : être artisan à Athènes, VIe-Ve siècle av. J.-C.

  Si les céramiques peuvent être considérées comme des œuvres d’art, il n’en a pas toujours été ainsi. Potiers et peintres sur vases sont avant tout considérés comme des artisans. Leur travail est patronné par deux divinités : Athéna, déesse protectrice de la cité qui incarne la métis (le dessein au sens conceptuel du terme, c'est-à-dire l'ensemble des connaissances qui permettent à l'artisan de fabriquer un vase) et Héphaïstos, celui qui veille à l'apprentissage de la technè (le terme a donné "technique", mais il s'agit avant tout d'une habileté manuelle). A Athènes, les potiers sont installés au Nord de l'Acropole, dans le quartier du Céramique, proche du cimetière du Dipylon. Cette situation répond à des enjeux de sécurité (prévenir les risques d’incendie), pragmatisme (difficultés de faire venir et travailler la matière première) et enfin, politique, au sens propre du terme (l’Acropole est le lieu où se déroule la vie de la cité : cérémonies officielles, cultes ...).
La réalisation du vase se fait en plusieurs étapes.
(1) Le minier attaque la paroi rocheuse avec une pioche jusqu'à atteindre une couche de sédiments rocheux tendre et imperméable. L'argile est ensuite tamisée et mise à décantée dans plusieurs bassins. Les artisans utilisent l'argile la plus pure, celle qui flotte au-dessus du niveau de l'eau. Après le séchage (aussi : "pourrissage"), l'argile est foulée pour dégazement.
(2) A l'époque qui nous intéresse, les potiers connaissent le tour rapide, qui permet de façonner des vases à courbure continue. Le vase peut être poli à la bille d'agate ou recouvert d'un engobe opacifiant. Le décor était peint selon la technique des figures rouges ; le fond, les contours et les détails des figures étaient peints avec une crème potassique, mélange d'argile diluée dans de l'eau et de potasse.
(3) Une fois séché, le vase était mis à cuire dans un four à sole, autour de 900°C. Il s'agit bien d'une seule cuisson, en trois phases. La première est une phase oxydante au cours de laquelle les évents du four sont ouverts. Le dioxygène réagit avec l'argile ferrugineuse et l'ensemble du vase devient rouge à la cuisson. Vient ensuite la phase réductrice au cours de laquelle les évents sont fermés. Les oxydes réagissent avec le carbone dégagé lors de la combustion et l'ensemble du vase devient noir. A cette température plus élevée, la potasse se comporte comme un agent vitrifiant, donnant aux surfaces peintes un aspect brillant caractéristique. La dernière phase est une phase oxydante, au cours de laquelle les figures qui n'ont pas été vitrifiées redeviennent rouges.
La prospérité d’Athènes à la charnière entre les VIe et Ve siècle accompagne une conjoncture particulièrement favorable au monde de la céramique. La main d'œuvre est abondante et qualifiée. Le chef d’atelier organise la production et signe les vases ; cependant, ce dernier point ne représente pas le cas général. Les signatures conservées permettent de savoir que les Anciens dissociaient les activités de potier et de peintre : le premier signe “m’epoisen” (m’a fabriqué) et le second “m’egrapsen” (m’a dessiné). Plus que les modalités de production, c'est la finalité de l’œuvre qui définit une œuvre. La plupart du temps, ce sont des objets de culte, des offrande ou bien des vases de banquet. Autrement, il peut s'agir de prix pour des concours de sport (vases panathénaïques), musique, théâtre ou poésie. Enfin, certains ateliers travaillent à des vases pour une riche clientèle étrangère (Etrusques). Le quartier du Céramique bat au pouls d’un climat de compétition intense dans lequel chaque potier cherche à se démarquer de la concurrence.
  Dans le monde grec, il est une pratique sociale d'importance : le banquet. Les participants devisent philosophie, politique, etc. Ce sont tous des hommes qui appartiennent à l'élite de la cité. Les seules femmes acceptées sont les hétaïres (courtisanes cultivées), les musiciennes et les danseuses, et leur participation est limitée aux divertissements. Après le dîner vient le moment du symposion (littéralement : "boire ensemble"). Dans une note du Banquet de Platon, Emile Chambry rapporte : "on faisait au son de la flûte trois libations, la première à Zeus Olympien et aux autres dieux de l'Olympe, la deuxième aux héros et la troisième à Zeus Sôter ; ensuite, on chantait un péan ; enfin on apportait un cratère, où les serviteurs remplissaient les coupes des convives". C'est à l'hôte que revient la décision de prendre le vin, coupé ou non, suivant l'état des convives et l'ambiance générale. En effet, les Grecs ne buvaient pas le vin pur ; la boisson était mélangée avec du miel et d'autres épices puis filtrée avec une passoire. L'hydrie était utilisée pour transporter et verser l'eau. L'œnochoé servait à puiser et verser le vin dans des coupes.

Un chef-d’œuvre de la céramique attique : le cratère des Niobides

Face A : les Argonautes ou les héros de Marathon


 Face B : Artémis et Apollon massacrant les Niobides (enfants de Niobé)

  Attribué au Peintre des Niobides, ce cratère en calice est le cratère éponyme (le vase qui a donné son nom au Peintre), réalisé en Attique entre 460 et 450 av. J.-C. La technique utilisée est celle des figures rouges. Le vase mesure 58 cm de haut pour 54 cm de diamètre à l'extrémité maximale. Ce cratère est conservé à Paris, au musée du Louvre.

 Nous nous intéressons à la face A, que le visiteur peut apprécier lorsqu'il sort de la salle consacrée au temple d'Olympie pour gagner la salle du Parthénon. A gauche, une femme casquée, portant l'égide (sorte de cuirasse), se tient à l'écart : nous reconnaissons ici Athéna, déesse de la sagesse et de la stratégie militaire. Devant la déesse, un soldat est paré d'un bel équipement : casque à cimier, cnémides (sorte de jambières), lance et bouclier. En bas, un homme allongé tient deux lances. Au dessus, un autre assis plie le genou, probablement blessé. A droite, un troisième debout s'est débarrassé de son casque, qu'il contemple d'un air méditatif. Au centre, un homme nu porte une massue dans la main droite, un arc dans la main gauche et une peau de lion sur son épaule gauche. Son front est ceint d'une couronne de lauriers, attribut des dieux et des héros illustres : il s'agit d'Héraclès. L'interprétation de la scène est problématique. Au IVe siècle av. J.-C., Pausanias décrivait une fresque de Micion dans l'Anakeion représentant la réunion des Argonautes avant leur départ d'Iolcos. Un autre rapprochement a été proposé avec une peinture dans la Stoa Poikilé représentant le héros Marathon et Thésée, ou les préparatifs de la bataille de Marathon avec des allégories politiques.

 Face A, détail : Héraclès 

Sur la face B, divers personnages gisent à terre tandis que deux archers bandent leurs arcs. L'homme porte une lyre sur le côté et une couronne de lauriers, attributs d'Apollon. A gauche, dans une attitude rigide, est représentée Artémis, la sœur d'Apollon. La composition de la scène permet de reconnaître un épisode de la mythologie grecque rapporté par Pseudo-Apollodore : le Massacre des Niobides.

"Zéthos épousa Thébè, qui donna son nom à la ville de Thèbes ; Amphion épousa Niobé, la fille de Tantale. Elle mit au monde sept garçons : Sipyle, Eupinytos, Isménos, Damasichthon, Agénor, Phaédimos, Tantale ; et sept filles : Éthodaia (ou Néère selon certains), Cléodoxa, Astyoché, Phthia, Pélopia, Astycratia, Ogygia. Hésiode, lui, dit que Niobé eut dix fils et dix filles ; Hérodore dit deux fils et trois filles ; Homère six fils et six filles. Fière d'avoir tant de beaux enfants, Niobé se vanta un jour d'être une mère plus heureuse que Léto elle-même. La déesse, indignée, poussa Apollon et Artémis contre les enfants de Niobé. Toutes les filles furent tuées chez elles par les flèches d'Artémis ; et tous les garçons furent tués par Apollon, alors qu'ils chassaient ensemble sur le Cithéron. Parmi les garçons, seul Amphion se sauva, et parmi les filles, seule Chloris, l'aînée, qui épousa Nélée. Télésilla, pour sa part, déclare qu'Amyclas et Mélibée se sauvèrent et qu'Amphion fut tué par eux [les dieux]. Niobé quitta Thèbes et se réfugia auprès de son père Tantale, sur le mont Sipyle. Elle implora les dieux, et Zeus la changea en pierre ; nuit et jour, de cette pierre s'échappent des larmes."

Pseudo-Apollodore, Bibliothèque (III, 5, 6)


 Face B, détail : Niobide gisant

  Une première remarque peut être faite sur la composition du vase, dite "polygnotéenne". Le paysage est davantage suggéré que représenté. Les figures sont étagées. L'idée de profondeur est rendue par des rochers qui cachent les personnages, comme ce Niobide gisant (cf.supra). Sur la face B, l'attitude d'Apollon peut être rapprochée du groupe des Tyrannoctones. Ces rapprochement mettent en évidence l'influence des arts majeurs que sont la peinture et la sculpture sur les arts dits mineurs. La première moitié du Ve siècle av. J.-C. constitue une période de changements. En 480 av. J.-C., le saccage d'Athènes par les Perses a impulsé une nouvel élan politique et artistique qui exalte les valeurs de la cité. Sculpteurs, peintres et artisans travaillent à la grandeur d'Athènes. Le peintre des Niobides et deux ceux-là, et le cratère éponyme est son chef-d’œuvre. Je laisse à la plume de John Boardman le soin de décrire le style de ce peintre : 

"Massives et scrupuleusement dessinées, ses figures ont belle allure et reflètent probablement la possibilité de coloris et de détails plus nombreux dans la grande peinture. Le peintre des Niobides a un œil exercé en ce qui concerne les motifs du vêtement et les nuances de la narration. Son travail est empreint d'une monumentalité qui fit défaut à ses prédécesseurs, hormis peut-être le peintre de Cléophradès, et c'est une qualité à laquelle davantage de peintres de vases vont désormais aspirer, à travers divers degrés de conviction." 

 

Bibliographie, sitographie :

- Platon. Le Banquet (trad. Chambry, E.). GF-Flammarion (1964)

- Pseudo-Apollodore. Bibliothèque (trad. Bratelli, U., 2002). http://ugo.bratelli.free.fr/Apollodore/Livre3/III_5_6.htm

  - Boardman, J. (2000). Les vases athéniens à figures rouges. La période classique (trad. Diebold, C.-M.). Thames & Hudson (Ouvrage original publié en 1989)

- Marcadé, J. (1999). [Review of Le cratère des Niobides (Collection Solo, 7), by M. Denoyelle]. Revue Archéologique, 2, 404–405. http://www.jstor.org/stable/41738149

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